La conscience populaire de l’Église
et le Christ selon la chair
Quoique dominante par ses effets pratiques,
cette attitude n’était pas l’unique comportement de l’Église. Outre le noyau d’une élite (élus) d’hommes éclairés qui agissaient en maîtres, l’Église était constituée d’une masse de fidèles, des gens simples et illettrés auxquels cette traduction noétique du
Christ devait demeurer étrangère. Sans doute y restaient-ils conditionnés, comme par une superstructure qui les liait d’en-haut, mais ils adhéraient au
Christ par-delà ces élucubrations et dans la mesure où, dans sa couche la plus primitive,
celui-ci était une représentation mythique. À ce niveau, le
Christ était à leur portée, taillé lui aussi dans la même étoffe que leur représentation mythique d’antan. Au fond, ces rapports que les
apôtres établissaient entre le
Christ et les cultures ambiantes étaient jetés par eux aussi, mais à un autre niveau : ils s’engageaient à la lutte contre le monde, mais pas au conflit intérieur entre cette image du
Christ et celle des
dieux et des
héros de leur culture d’origine.
Ce conflit montre qu’ils ne restaient pas figés dans une attitude muette et réceptive, mais au contraire, liés à l’élan de l’imagination originelle, ils se trouvaient toujours dans la dynamique d’une activité créatrice, mais cette activité n’était pas de la même nature que celle de l’équipe dirigeante et n’avait pas la même direction.
Les
apôtres jouaient un rôle d’intellectuels : en dépit de leur origine,
ils étaient devenus hommes de réflexion et de pensée – même si on ne peut pas dire
qu’ils étaient aussi des lettrés – dans un contexte qui
les obligeait à se mesurer aussi bien avec des rabbins qu’avec des philosophes. Leur réflexion s’aiguisa par une pratique de la lecture biblique qui emprunta sa méthode à la tradition rabbinique et alexandrine.
Ils surent employer l’analogie et l’allégorie, jouant avec aisance dans l’ambiguïté du double sens. Ce fut l’allégorie qui permit d’accomplir la grande œuvre du renouveau culturel autour du
Christ, en transformant les représentations mythiques des concepts. Leur herméneutique fut donc eidétique, et productrice d’un système.
Quant à la conscience populaire, elle fut poussée, elle aussi, à sortir des limites de la représentation mythique, mais par un processus qui fut imaginatif et non eidétique. Elle ne pouvait pas s’aventurer dans l’univers de la pensée en développant la fable originelle qui constituait précisément le schéma de la représentation mythique du
Christ, son activité mentale fut donc fabulatrice.
Son orientation alla dans un sens opposé à celle de l’activité eidétique car, au lieu d’avoir pour objectif le
Christ, elle rechercha
Jésus, toujours par la médiation des Écritures, car l’instinct qui la guidait n’était pas l’univers eidétique mais le concret de l’existence. Il s’agit en effet de cette conscience communautaire qui vit du quotidien et qui retrouve son identité dans sa propre genèse historique, conscience du retour à la mère et au père qui se nourrit d’épisodes. Elle ne pouvait retrouver ses origines que par le retour à
Jésus, le frère mort pour eux. Mais la recherche de
Jésus ne les menait pas pour autant à renoncer au
Christ, puisqu’il s’agissait de connaître l’origine et la vie terrestre de
celui-ci pour le retrouver sur le chemin même de leur existence.
Cette attitude de la conscience populaire ne marqua pas seulement une divergence mais aussi, dans un certain sens, une opposition avec les dirigeants, surtout avec
Paul. Une affirmation de
celui-ci, qui paraît étrange aux
théologiens modernes, nous éclaire de façon surprenante sur l’existence d’un conflit entre
l’apôtre et cette base face à
Jésus : «
Ainsi, dès maintenant, nous ne connaissons personne selon la chair, et si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière. Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées, voici toutes choses sont devenues nouvelles » (
2 Co 5:16-17). Ces mots doivent être compris dans le cadre de la lutte que
Paul menait contre les judaïsants, qui cherchaient à limiter son influence, voire même à
le marginaliser et à l’évincer parce
qu’il rompait avec le judaïsme et ne tenait pas compte de la tradition apostolique.
Mais l’affirmation de
Paul concernant le
Christ selon la chair me semble dépasser les limites de ce conflit, prenant la force d’un principe universel remettant en cause le critère commun de compréhension de
Jésus par rapport au
Christ.
Si
l’apôtre n’avait eu d’autre but que de défendre la légitimité de son apostolat, il
lui aurait suffi de rappeler que, pour être
apôtre de l’Évangile, il était nécessaire d’avoir été appelé par le
Christ de la gloire et non par le
Christ selon la chair, puisque c’est par sa résurrection – de l’aveu même de la tradition apostolique – que
Jésus a été déclaré
Christ. L’apostolat exigeait donc qu’on eut été témoin non pas de ce que
Jésus avait opéré de son vivant sur la terre, mais de sa résurrection. Or
Paul fut l’un de ces témoins, puisque
le Ressuscité lui-même
lui apparut sur le chemin de
Damas, et d’une façon si retentissante qu’elle représenta un signe pour l’Église. Mais ses paroles vont beaucoup plus loin, puisqu’elles visent à dévaloriser le
Christ selon la chair lui-même, le rangeant parmi les choses qui sont passées en marge du
Kerugme de la foi.
Ce radicalisme, qui apparaît scandaleux aux croyants, modernes comme anciens, est compréhensible si on se rapporte au modèle de la
Kénose auquel j’ai fait allusion. Pour
Paul, le
Christ selon la chair est le
fils de
Dieu qui s’est anéanti lui-même, mourant à son corps céleste pour prendre un corps charnel et terrestre qui éclipse sa personnalité divine. Ce qui compte dans cette existence, c’est le reniement, l’humiliation, et cette situation de mort qui constitue son état permanent. La vie de
Jésus prend sens seulement par sa mort, dans la mesure où, mourant à son corps charnel, le
Christ accomplit son humiliation et le don de lui-même pour les hommes, et d’autre part ressuscite, reprenant son corps céleste.
Or si la vie de
Jésus n’a de sens que par sa mort, tout ce que
Jésus a opéré de son vivant fait partie de cette œuvre de la chair qui n’a pas de valeur en soi. Cette œuvre est morte avec
lui et on n’est pas « en
Christ » par le rattachement au
Christ selon la chair et par le souvenir de ce qu’on était, mais en devenant une nouvelle créature avec le
Ressuscité. Ce n’est pas la mémoire (
mnéia = mnème, sépulcre) qui fait l’homme nouveau, mais l’«
anamnesis », le souvenir recréé, le passé accompli dans la réalité de l’esprit. D’où l’attitude propre à celui qui est en
Christ (chrétien) : il doit juger selon la nouvelle personnalité de l’esprit, en se souvenant que le
Christ n’est plus la personne selon la chair que fut
Jésus, mais celle selon l’esprit propre
ressuscité. Le
Christ selon la chair –
Jésus – est rejeté dans la mémoire, parmi les morts et les choses qui ne sont plus, en-deçà de la zone d’intérêt de la foi.
Paul s’adressait-il aux tenants de la tradition apostolique ? Sans doute
voulait-il mettre en relief le fondement de sa coupure épistémologique de foi, et par là justifier son refus de s’inscrire dans leur système, fondé sur l’apothéose du
serviteur de
Dieu. Mais
il visait aussi à bouleverser les assises de la conscience collective, et à détruire cet instinct génétique qui reconduisait la conscience populaire aux origines de la chair, et donc à
Jésus, car c’était pour
Paul un opprobre que de reconduire le
Christ de sa vie selon l’esprit, qu’il avait reconquise, à la
Kénose de la chair.
Mais la conscience populaire ne pouvait pas suivre
l’apôtre dans son radicalisme sans se renier elle-même. Terrestre et historique, elle ne pouvait retrouver son identité que par un retour en arrière, vers les origines de sa chair, se montrant d’autant plus hantée par la personne de
Jésus que celle-ci lui demeurait cachée et défendue. Ainsi, tandis que
Paul méditait les Écritures par un procédé allégorique, dans le but de trouver les correspondants conceptuels de la figuration mythique du
Christ, la base partait du même
Christ pour l’inscrire dans le contexte d’une genèse et d’une histoire d’homme.